Publié le 26 mai 2021 et mis à jour le 3 juin 2021
Paru dans le Ligueur des parents du 26 mai 2021
Malgré la pandémie, les confinements, 34 350 enfants ont voté cette année pour leur livre préféré. Il faut dire que la lecture est une valeur refuge en cette période chamboulée entre craintes pour soi et les autres, isolements, incertitudes sur l’avenir et envies d’autres choses. Le livre jeunesse a pu être source de distraction et de plaisir, servir de miroir aux émotions et aux ressentis des un·e·s et des autres.

Les livres primés cette année appartiennent à la production éditoriale à cheval sur 2018-2019. Ceux d’il y a deux ans car, entretemps, tout un processus de sélections, d’analyses, de rencontres, de confrontations de points de vue a eu lieu, mobilisant de nombreux adultes. D’abord une quinzaine de lectrices du comité de prospection ont épluché la quasi-totalité de la production éditoriale de juin 2018 à juin 2019.
Ensuite, 250 à 300 volontaires réparti·e·s dans 17 comités de lectures régionaux ont épluché les 80 livres présélectionnés et envoyé leurs délégué·e·s à la grande journée de vote de mai pour lister les vingt-cinq titres de la sélection définitive, répartis en cinq catégories, dénommées Chouettes.
Enfin, les enfants, ceux et celles pour qui le prix Bernard Versele a été imaginé, ont lu et élu leurs livres préférés accompagnés par des adultes volontaires soit dans leur école, soit en bibliothèque, soit en famille. Voici ci-dessous le résultat de leurs votes communiqués par internet ou par voie postale. Dix valeurs sûres avec un regret cette année : l’absence de maisons d’éditions et d’artistes belges. Mais comme le client, l’enfant est roi en la matière ! C’est aussi ça l’apprentissage d’un choix démocratique.
1 chouette
Moi, j’ai peur du loup, d’Émilie Vast (éditions MeMo)
Cet album de format carré, excessivement bien construit, joue sur la répétition et la résolution des angoisses sur des doubles pages qui rassureront à coup sûr les tout-petits. Le récit s’appuie sur le dialogue entre deux lapins que lie une relation d’intimité et de complicité, une amitié palpable. L’un a peur du loup sous toutes ses déclinaisons, yeux, dents, griffes… qui rappelle le conte du Petit chaperon rouge, tandis que l’autre le rassure avec toute la bienveillance et l’imagination dont il est capable. Par un jeu subtil, Émilie Vast, grande spécialiste des albums pour les petits, invite le spectateur et la spectatrice à partager les confidences et les secrets qu’échangent ces deux lapins. Ses illustrations épurées, tout en aplats sur fond noir, sans ombrages, ni nuancier de couleurs, très lisibles pour les plus jeunes, reflètent la marque de fabrique de l’illustratrice qui s’inspire de la nature et des herbiers.
Label
Dans l’œuf, d’Emma Lidia Squillari (Seuil jeunesse)
Voici un livre à jouer sur lequel on peut revenir plusieurs fois : pour compter les œufs, identifier chaque ovipare qui en sort, constater les différences, s’amuser des mimiques et d’une succession de formules de politesse, apprécier la gamme des émotions comme la joie, l’étonnement, la peur, etc. Très intelligemment mené, d’une belle unité et d’une grande virtuosité, les illustrations joliment colorées occupent astucieusement l’espace et tirent parti du format du livre, en particulier la double page. Cet album montre un python qui avale les autres au fur et à mesure. La cruauté du propos qui est celle des dures lois de la jungle est compensée par la douceur du texte et de l’image, ainsi qu’une fin jubilatoire qui illustre le dicton : « Tel est pris qui croyait prendre ».
2 chouettes
Le Jardin d’Evan, de Brian Lies (Albin Michel Jeunesse)
Tout commence par la formidable amitié entre un renard, Evan, et son chien. La relation forte et ludique, la complicité qu’un enfant peut avoir avec son animal est ici tellement bien rendue que nous en oublions presque qu’Evan est un renard, d’autant qu’il est jardinier. Car le potager est le troisième personnage fort de cet album aux illustrations proches de l’hyperréalisme américain. Le chien meurt. L’album bascule. La vie d’Evan bascule. Plus d’envie de rire, d’écouter de la musique, de voir des amis, de jardiner. Evan sombre dans la tristesse, l’incompréhension, le repli sur soi, la colère, la dépression jusqu’à ce que la vie reprenne ses droits par la magie du jardinage, activité ici hautement thérapeutique. Ce travail de deuil est raconté avec pudeur et sans pathos, en particulier à travers l’incroyable rendu des expressions du renard. Le format à l’italienne, le cadrage au ras du sol et la mise en page aident le lecteur à entrer dans des scènes quasi cinématographiques, avec un décor luxuriant qui change au gré des émotions d’Evan dans lesquelles les enfants peuvent reconnaître les leurs.
Label
Le bon côté du mur, de Jon Agee (Gallimard jeunesse)
Jon Agee, avec son humour tout british, est un habitué du prix Versele pour lequel il a été sélectionné plus d’une fois. Ici, il joue avec les lecteurs et lectrices qui voient des éléments que ne perçoit pas le petit chevalier au cœur de cette histoire. Par une utilisation inédite de la pliure du livre, où se dresse un mur, l’auteur nous invite à ne pas se fier aux apparences : le héros a peur du danger, veut se protéger d’un ogre et d’animaux sauvages, se croit à l’abri, imagine que tout est sous contrôle. Pourtant, une autre menace, magnifiquement rendue, enfle progressivement et l’aide viendra de là où on ne l’attendait pas. Les illustrations, naïves sur fond blanc, envoient plein de clins d’œil graphiques aux spectateurs et spectatrices et les initient à la magie d’un retournement de situations.
3 chouettes
Coyote et le chant des larmes, de Muriel Bloch et Marie Novion (Seuil jeunesse)
Muriel Bloch excelle dans l’art de conter, dont elle renouvelle constamment le genre. Tout part d’un malentendu : un coyote entend un chant là où il s’agit de la plainte d’une colombe blessée. Comme souvent dans les contes, celui-ci passe par trois épreuves. Trois fois la colombe lui apprend le « chant », trois fois le coyote l’oublie en chemin, s’entête dans son erreur et devient agressif. Et la colombe agacée.
Ce conte tiré de la tradition des indiens Hopi pourrait se résumer ainsi : « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ». L’emploi du présent, la qualité des dialogues, l’écriture cursive, la plainte de l’oiseau qui ondule dans une écharpe de sons et se déroule de page en page dynamisent le texte pensé pour être dit oralement. Une certaine naïveté du trait, des illustrations expressives et élégantes, l’utilisation de tons vifs (bleu, orange, jaune) rendent bien la tension dramatique entre le faible et le fort.
Label
Taupe & mulot. Les beaux jours, d’Henri Meunier et Benjamin Chaud (Helium éditions)
La complicité qui unit les deux héros de ce livre reflète bien celle qui unit les deux auteurs, habitués de travailler ensemble. Taupe, myope mais imaginative, parfois ronchonne, et Mulot, enthousiaste et bienveillant avec son amie, sont deux personnages terriblement craquants. Ils se réjouissent des petits plaisirs du quotidien et se nourrissent d’une amitié attachante et positive. Un duo parfait qui se complète bien.
En trois courts récits pour des enfants qui commencent à lire seuls, ce mini roman aborde l’art (on ne peint bien qu’avec le cœur), une scène de pêche très drôle et l’aveuglement auquel peut conduire l’amour. Humour fin, textes efficaces, dessins foisonnant de détails d’une nature bigarrée, décors champêtres à hauteur d’animaux font de cette ode à l’amitié une vraie réussite.
4 chouettes
La face cachée du prince charmant, de Guillaume Guéraud
et Henri Meunier (éditions du Rouergue)
Chef d’œuvre ! Pas d’autre mot pour ce jeu littéraire oulipien qui fait découvrir la langue française et l’autre côté des choses par un caviardage des mots, en jouant avec les métamorphoses du texte. Le gommage de certains mots dans des phrases grandiloquentes pour en obtenir dans la page suivante une version politiquement moins correcte, c’est le moins que l’on puisse dire, plait aux enfants qui rient des horreurs proférées.
L’album, qui joue de la caricature dans le texte et l’illustration, démystifie l’image du prince charmant en nous présentant d’abord son beau jour, ensuite sa face cachée, alternant des pages sur fond blanc et sur fond noir, avec des dessins provocateurs et audacieux pleins de dérision. La conclusion est simplissime : « Le prince charmant est juste comme toi et moi ».
Label
Nous avons rendez-vous, de Marie Dorléans (Seuil jeunesse)
Les gens heureux n’ont pas d’histoires, dit-on. Cet album prouve le contraire en narrant une aventure simple, celle d’une famille en vacances, qui se lève à l’aube à l’initiative des parents, traverse une cité et une forêt, escalade une montagne, pour un rendez-vous avec… le lever du soleil.
Déjà primée par le prix Versele pour Une course épique, Marie Dorléans est une autrice-illustratrice virtuose. Si elle présente d’habitude des univers loufoques et généreux, elle nous convie ici à un spectacle visuel inédit et offre une expérience de lecture rare, immersive et méditative. Construites d’une manière rigoureuse telles des peintures, les doubles pages amplifiées par le format allongé de l’album sont traversées par une atmosphère paisible et poétique, grâce notamment au jeu extraordinaire de multiples lumières émergeant d’une pénombre bleutée omniprésente. Bruits et odeurs, mondes de la nuit prennent une autre dimension lors de cette marche nocturne et silencieuse, débouchant sur une célébration de l’harmonie possible entre l’homme et la nature, féérique et toute simple à la fois, dans la douce quiétude de l’aube. À lire et à vivre, avec ses enfants !
5 chouettes
Un été d’enfer, de Vera Brosgol (éditions Rue de Sèvres)
Votre enfant aura du mal à lâcher ce roman graphique, bien que faisant plus de 250 pages. Il raconte les vacances d’une jeune adolescente russe dans une colonie où elle ne parvient pas à s’intégrer, tout comme elle n’arrivait pas à le faire dans un collège huppé du Connecticut. Inspirée par la biographie de l’auteure, cette histoire a une dimension universelle à travers les brimades dans lesquelles tout un chacun peut se reconnaître. On n’a pas besoin d’être une immigrée russe élevée dans une famille monoparentale et orthodoxe pour ressentir son vécu et son exclusion sociale et culturelle.
Face aux rapports de force, aux jalousies, aux injustices, aux rejets, à la cruauté adolescente, cette gamine suscite notre empathie par sa force de caractère et sa volonté d’en sortir pour se sentir moins seule. Nous sommes tout autant dans l’univers d’une enfant qui vit les tensions du camp que dans celui d’une adolescente qui découvre les émois amoureux de ses aînées, ce qui fait d’Un été d’enfer un formidable roman d’initiation au féminin. Le dessin de Vera Brosgol qui rappelle l’univers de la BD est implacable, renforcé par l’utilisation du noir et blanc et d’un vert pistache audacieux qui cadre bien avec les tourments de la gamine.
Label
La chanson perdue de Lola Pearl, de Davide Cali et Ronan Badel (éditions l’élan vert/coll. Pont des arts les carnets)
Ni roman, ni album, ce livre est un OVNI éditorial d’une grande originalité. La proposition des auteurs, deux grandes signatures, est celle d’un carnet d’artiste aux bords arrondis, avec élastique, d’une enquête qui n’en est pas une, où le détective et la disparue ne sont pas ceux que l’on croit. Basé sur douze tableaux de Hopper, le grand peintre américain qui invite à un face-à-face avec soi-même dans la solitude des grandes villes, le récit est intelligemment construit autour d’un suspens prenant. Un faux détective, journaliste et écrivain fauché, accepte de retrouver la mystérieuse chanteuse Lola Pearl… Les tableaux apportent des indices qui nous invitent à aller plus loin et sont complétés par des aquarelles et des crayonnés de Badel. Initiation intelligente à l’art par la fiction, le livre s’achève avec un dossier sur Edward Hopper (1882-1967).
Michel Torrekens (avec l’aide de Michèle Lateur)
AVEC LE SOUTIEN DE
Fifty-One International, du Fonds Marinette M. de Cloedt, de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Cocof